L’AVEUGLE VOYANTE

« Angèle Vannier, aveugle, préserve tout de l’ombre. Merveilleusement » (Paul Éluard)

Angèle Vannier (1917 – 1980). Devient aveugle à 22 ans. Écrit pour Édith Piaf (Le chevalier de Paris), réalise des émissions et des pièces de théâtre radiophoniques. Parmi ses autres recueils : Avec la permission de Dieu (Seghers, 1953) ; Théâtre blanc (Rougerie, 1970) ; Parcours de la nuit (Librairie bleue, 1978) ; Otage de la nuit (essai, Librairie bleue, 1978) ; Poèmes choisis : 1947-1978 (Rougerie, 1990).L’arbre à feu (extraits), La nuit Ardente, & poèmes choisis

Entre la pluie et le soleil
L’aveugle touche l’arc-en-ciel
L’aime, le respire et l’écoute
Sans s’étonner que sur sa route
Un bras ami des yeux du cœur
Ait envoyé les sept couleurs.

*

Je dis Violet quand les statues
Rêvent de Pâques revenues
L’Indigo sur ma langue passe
Quand je la passe à l’eau de grâce
Où la boule miraculeuse
Fut plongée par quelques laveuse.
Je dis Bleu quand les hirondelles
Reconnues au bruit de leurs ailes
Rentre au nid de ma tourelle…

Je dis Rouge quand ton amour
Se met à traverser ma nuit…

J’adhère 

J’adhère au chant du berger solitaire qui use du bois de son propre corps pour alimenter le feu créateur

J’adhère au voyou à l’œil louche qui jette son mégot contre une meule de paille pour griller l’antre du métayer

J’adhère à la jeune fille qui se noie dans les eaux inférieures pour un simple chagrin d’amour

J’adhère à la chute des eaux supérieures qui lavent notre crasse et fait des vierges avec des putains épuisées

J’adhère aux crucifiés de tous les siècles pour cause de guerre de religion

J’adhère aux filles de joie qui se promènent dans les chansons à boire assassinées par les rouliers dans les soupentes

J’adhère au feu à l’eau quelles que soient leurs sources et leurs embouchures

J’adhère à l’élément trouvé pour faire la soudure dans les mines de la nature.

*

La quatrième chambre est un ventre de pluie

La voyeuse affutée jusqu’au faîte
du regard
Dort dans la dormition de cette prose humide et ronde
investie par son double au comble de sa chair

Un nénuphar aveugle a surgi de ses paumes

De voyeuse à voyante il existe un loup blanc
qui écarte en rêvant les cuisses de la femme
pour peu qu’elle consente à ce ventre de pluie
le soir où les chasseur visent des roses mâles

Présence d’un château

Ce château m’appartient ce soir jusqu’à la gorge
Mon cri nourrit la nuit tournante des couloirs
Et les grands escaliers que mes pas interrogent
Et l’ombre d’un passé qui voûte le miroir

J’ai refermé sans bruit les ailes des horloges
Et décousu tout un réseau de portes vierges
De mémoire
Mon souffle aiguise une épée morte
et mon regard
Ouvre un bal sous la peau d’un crime par hasard

Tous les tableaux que je rencontre me ressemblent
Toutes les rondes que j’allume tournent court
Pourtant je puis ici filer le feu
et tout ensemble
Comme on garde le lit je puis garder la tour

Des eaux remuent sous les paupières de la cendre
C’est un étang
Que j’aimerais ne pas trahir avant le jour
Il portera le même nom que moi les nuits d’orage
Puisqu’il surgit du même sang
Du même amour

Je convoite l’étang mais je garde la tour
Il ne réglera plus les jeux de ton visage
Sur le vol des canards sauvages
Voyez il a changé de cygne entre deux pages
Pour troubler la face du jour

(Le sang des nuits. – Seghers, 1966.
Reproduit dans l’anthologie de Bruno Doucey, Jean-Pierre Siméon, Emmanuelle Leroyer et Anne Dieusaert : C’était hier et c’est demain : 65 poètes disparus (Seghers, 2004).

*

Gaël extrait de son sac à dos une boite d’allumettes, un paquet de bâtonnets d’encens, un traité de magie de Papus, un couteau et de vieux journaux. Il pose le tout sur la grande dalle de granit où Viviane et Merlin, d’après la légende, se sont pris l’un pour l’autre d’un amour fou que l’usure des siècles n’a pas réussi à entamer. 

Anne dit :

— Quelle folie, Fabienne ! Quelle folie de nous avoir entraînés ici !

Brocéliande ! Il est environ onze heures du soir. C’est la nuit de la Saint-Jean d’été, le solstice d’été. Fabienne rayonne : elle a atteint son but en temps voulu. Elle est à genoux au bord de la fontaine. Gaël la regarde : elle n’est pas jolie ; pourtant Gaël a tapissé sa chambre d’une série de portraits de Fabienne dessinés par lui. Il a cru souvent puiser dans la contemplation de ce visage au front bas, aux pommettes saillantes, au menton volontaire, l’énergie dont il a besoin pour secouer son penchant à la rêverie confuse, car il sait que quand Fabienne, elle, s’engage dans le rêve, c’est pour creuser les fondations de quelque chose qui avec le temps fini toujours par prendre corps.

(La nuit ardente)


QUI EST ANGÈLE VANNIER ?

par Nicole Laurent

Un nom trop oublié, une étoile qui a passé dans le ciel surréaliste, une aveugle voyante.

C’est d’abord une jeune fille de la bourgeoisie rennaise qui fait ses études de pharmacie. Un jour à la table de famille elle déclare qu’elle devient aveugle. 
On se récrie que c’est encore Angèle qui veut faire son intéressante. 

Mais c’est un glaucome qui se déclare et la laisse aveugle à 22 ans. 

On est en 1939.

Non, c’était d’abord une enfant que sa mère avait confiée à l’âge de huit mois à la grand-mère, on est en avril 1918, à la fin de la grande guerre. Est-ce nécessité d’aller à la campagne pour avoir du lait ? Est-ce fatigue de la mère ? Angèle n’a jamais su et s’est forgé une légende autour de cette demeure, le Châtelet à Bazouges-la-Pérouse, où vivaient à l’époque quatre femmes sans un seul homme, deux vierges et deux veuves, comme elle disait : la servante et la tante fille de la grand-mère d’une part, la grand-mère et sa belle-sœur d’autre part. L’enfant y restera jusqu’à l’âge de huit ans, pourquoi si longtemps ? Là encore énigme. La petite fille y est choyée comme une reine. Ensuite elle retourne à Rennes dans sa famille et va à l’école de l’Immaculée.

Devenue aveugle, Angèle Vannier quitte sa famille et retourne dans la demeure où elle a vécu son enfance, entre la servante et la tante seules, la grand-mère et la grand-tante étant mortes. Elle reste un an sans rien faire d’autre qu’apprivoiser ce monde nouveau où la hiérarchie des sens est bouleversée.

Alors elle écrit ou plutôt elle dicte des poèmes, elle marche dans la forêt, elle fait du tandem et peu à peu elle renaît à la vie. Une amie lui lit les poètes et « Le Goéland » le journal de Théophile Briant auquel elle est abonnée. Elle y envoie ses poèmes qui sont publiés, elle reçoit le prix de poésie et Théo préface son premier recueil : Les songes de la lumière et de la brume, paru en 1946.

La cécité qui l’a abattue pendant un an, où elle s’est enfermée comme dans un cocon, un nouvel utérus, elle en fait son cheval de bataille, l’acceptant, mieux encore la revendiquant, la choisissant comme dans ce poème :

S’ils venaient du bout du monde
Avec leurs petits couteaux
Dont la pointe est sans défaut
Pour tuer mes yeux nouveaux
……….
Je lâcherais mes bons chiens
Sur leurs gueules d’assassins
Et m’endormirais tranquille
Aux plis de ma bonne ville.

Plus tard elle dira : 
« Mes yeux fondirent dans ma bouche / Je pris la nuit comme un bateau la mer »
verbe actif, mais aventure aussi sur cette mer d’inconnu et de périls. Elle vit cela comme un défi, veut vivre comme tout le monde, sans apprendre le braille, sans canne blanche. La crainte que la cécité ne lui ferme les portes de l’amour.

Ah ! comment voulez-vous qu’on s’aime
        Sans se regarder dans les yeux ?

dit-elle dans La fille aveugle.

Rentrée à Rennes, elle fait des émissions de radio à Radio-Rennes avec Per Jakez Helias, sortes de scénarios poétiques et ancrés dans la légende. Elle fréquente la faculté des Lettres.
A partir de 1947 elle voyage à Paris, seule et sans canne blanche. On la conduit à la gare de Rennes, un ami l’attend à Montparnasse. Elle assiste aux dîners de Théophile Briant à la brasserie Lipp où elle rencontre des poètes comme Germaine Beaumont, Charles Le Quintrec, Luc Bérimont, Maurice Fombeure. Elle fréquente le Tout Paris. Un temps, un journal à sensation l’accuse en première page de vouloir détrôner Edith Piaf  qui ne fait qu’en rire. Elles sont amies, ont même taille, même allure, même manteau, même présence de la voix et Angèle fait des spectacles de lectures et chant. Elle écrit Le Chevalier de Paris qu’Edith Piaf va créer et qui fera le tour du monde en plusieurs langues, en allemand avec Marlène Dietrich, en anglais avec Sinatra ou Bing Crosby, plus tard reprise par Yves Montand ou Catherine Sauvage. 

A Paris également Angèle rencontre Paul Eluard, et par lui le surréalisme qui va marquer un tournant dans son œuvre. Eluard reconnaît en elle un grand poète et préface son deuxième recueil: L’Arbre à feu, paru en 1950, où il dit « Angèle Vannier préserve tout de l’ombre, merveilleusement. »

Désormais la vie et l’œuvre de la poète aveugle s’interpénètrent et elle sait se créer un monde avec des personnages hauts en couleurs. Elle met en scène la demeure de l’enfance, où la servante lui contait les histoires de loups, de fées, de princes, la grand-mère lui chantait la violette double ou le furet du bois joli, la grand-tante aux bijoux d’améthyste ne quittait pas sa chambre et se serait pendue. Enfin Mademoiselle, sa tante, à la religion si austère, racontait Angèle, qu’elle ne voulait point s’asseoir sur une chaise où un homme aurait pris place avant elle. Atmosphère étouffante pour la jeune poète au point qu’il lui faudra bien un jour « brûler les bibles de famille et briser le sablier légué par les aïeux » pour oser vivre enfin la grande révélation de la chair. 

De poèmes rimés et rythmés, dont certains ont fait des chansons, où le folklore enfantin des loups, des bergères et des contes et les références bibliques tiennent une large place, elle passe à des textes plus énigmatiques, plus symboliques d’où émerge peu à peu non plus la jeune fille, mais la femme dans tout son épanouissement. Elle passe selon le mot d’André Guimbretière « d’une écriture de représentation à une écriture d’apparition ». Elle ne dit plus le monde tel qu’il est ou rêvé mais crée un nouveau monde grâce à des images fortes et colorées.  C’est désormais un monde de sensations : odeurs, sons, touchers, mais aussi et paradoxalement un monde de clair-obscur et de couleurs : « Un loup s’endort au cœur d’un triangle écarlate ». Les citations seraient nombreuses.

Angèle s’est mariée et, grâce sans doute à des lectures conjointes et à l’influence surréaliste, l’astrologie, la psychanalyse, la psychologie des profondeurs viennent nourrir son imaginaire. Le Choix de poèmes  paru chez Seghers en 1961, témoigne de cette évolution. Mais c’est dans Le sang des nuits, paru chez le même éditeur en 1966 que la métamorphose est complète. 

Parallèlement elle écrit un roman, La nuit ardente paru en 1969 chez Flammarion où la Bretagne se fait toute présente avec ses rites, ses légendes et ses mystères.

Il ne faut pas se le cacher, les poèmes de la seconde époque d’Angèle Vannier sont difficiles, énigmatiques. Mais quelques clés nous aident à entrer dans son monde où l’étrange de la vie se révèle à travers des mots concrets qui font image et symbole : le miroir, l’horloge, le château, la couleur bleue et la nuit, la nuit, la nuit. Ce qui fait difficulté c’est la collusion des mots, ces images surprenantes, surréalistes encore une fois, et la densité de l’écriture. C’en est fini des phrases construites logiquement, des vers rimés, ici ce sont des juxtapositions, des infinitifs, des ruptures de ton.

L’anecdote s’efface au profit d’une profusion de sensations, couleurs, sons, touchers. Ce ne sont plus les contes mais désormais les mythes, celui de Mélusine en particulier, et celui d’Œdipe ou de don Juan qu’elle mâche, rumine, recrée et décortique.

Pour conclure, je voudrais citer quelques lignes de Jean-Pierre Siméon  dans la revue ARPA n° 45 : 
“ Angèle Vannier qui ne s’est jamais enfermée dans un système de pensée, dans une perception univoque de la réalité, a eu recours simultanément aux symboles de l’astrologie, des cartes, des mythologies, voire de la culture populaire telle qu’elle s’exprime dans la culture gallèse, bref elle a sollicité tout ce qui, plongeant par ses racines au plus profond de l’inconscient collectif, pouvait restituer au travers d’un langage allusif et analogique l’énigme qui l’obsédait et nous obsède désespérément. Si l’on songe aujourd’hui à cerner l’originalité de l’apport d’Angèle Vannier dans la poésie contemporaine, c’est là à mon sens qu’il faut chercher : usant avec audace des chemins les plus improbables un poète nous invite à nous reconnaître dans l’inconnu. « 

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