CLAUDE PÉLIEU: JE SUIS UN CORPS NU…

Photographie: Claude Pélieu par Lu Pélieu (Archives)

INDIGO EXPRESS

La couleur soulève 
les montagnes, déplace 
les océans, remue 
les cieux. 
La couleur sur le verglas 
noir bénit le passager 
de pluie, rebâtit 
le paysage, débris calcinés 
d’une époque qui n’a pas 
existé, la couleur s’étend 
sur chaque ville, 
charriant cris & rires, 
aspergeant tout, puis 
s’en retourne aux yeux de tous 
dans le lit 
défait du ciel. 

Les romans-photos 
grouillent de pensées 
sombres & cruelles. 
Le lac gelé sait 
que la lumière 
possède une ombre. 
Une grêle d’or tombe 
avant la fin du jour. 

Une masse blanche 
de musique se perd 
derrière l’horizon 
non sans raison. 
L’écume de mer 
mouchetée de fiction 
nous dit qu’il ne reste 
que des mots, des nuages 
d’encre, des kilomètres 
de bandes magnétiques, 
rien que des mots 
où brillent mille figures, 
mille images donnant 
sur la lumière crue. 

Jonquilles & fougères, 
cartes-postales & photos 
à perte de vue, ormes, hêtres, 
noyers, érables, peupliers, 
buis, houx, platanes, sapins, 
chênes, saules, et l’ombre 
repue des bruits de la rue 
traverse le ciel clouté 
d’étoiles de mer. 

Smog opaque. Essaim 
de figures noires 
collées sur l’asphalte. 
Villes paralysées 
dans le flou, et des gens 
qui attendent, quelqu’un, 
quelque chose, n’importe quoi, 
des gens agités de tics, 
malades, dans les vapes. 

Faubourgs & banlieues 
se dissolvant 
dans le brouillard rugueux. 
Douleur sournoise, métallique, 
le froid noir entre 
dans les corps des junkies 
& des poivrots grelottant 
contre les palissades 
éventrées, au bord 
des terrains vagues, 
au bout de la nuit. 
Les voitures de patrouille 
ne s’arrêtent même plus. 
Feux de position 
& gyro-phares trouant 
le brouillard jaune. 

La Banque du Cerveau 
infestée d’informations 
explose, j’enregistre 
dans la nuit glacée, 
derrière l’écran. 

J’aime rire, boire, 
manger, fumer, planer, 
j’aime me faire peur 
dans le taillis de nerfs, 
défaire le vide, étayer 
la lumière blonde. 
Le silence & la noirceur 
nourris d’asphalte 
& de drogue masquent 
les gens qui attendent 
au coin de la rue. 
Partir alors, se fixer 
dans une zone 
où il ne se passe rien, 
où les gens vont et viennent 
comme si de rien n’était, 
parce qu’ils n’ont pas 
trop souffert. 

Il y a des gens 
qui ne savent pas 
d’où ils viennent, 
parce que attendre 
c’est loin. 

Le temps lourd gris 
pris dans les Sargasses 
du demi-sommeil, 
les fleurs sauvages 
éclatent en sanglots. 
Par temps de pluie, 
sur un lit d’iris 
& de violettes je m’endors 
dans la prison du jour 
que le gel fend. 

Il n’y a plus d’énigme. 
Les pierres noires 
& blanches roulent 
à tombeau ouvert 
dans l’écarlate. 

L’arc-en-ciel 
éclaboussé de fumée, 
d’eau & de vent, 
se jette par la fenêtre. 
Les plumes vertes 
des sapins parfument 
l’air froid, la neige 
tombe amoureuse 
des flammes. 

Il n’y a pas de témoins 
innocents, les mondes 
changent, la poésie 
aussi entre ces murs 
de bois, de pierre 
& d’eau, le temps 
efface la douleur, 
le chagrin, et brûle 
les morts. 

La poésie naît 
dans cette forêt 
de battements de cœur, 
et soutient le rythme 
de la planète souillée 
de beauté & de désespoir, 
voisine du ciel. 
Mais rien ne va plus, 
les mauvaises augures 
poussées par le vent 
s’entassent sur la plage, 
et décrivent un monde 
froid, glacé, plus lourd 
que l’air. 

Être une vague. 
Nous avons bien entendu, 
et nous savons où 
nous entraînent les regards 
des filles & des fleurs 
ouvertes, nous avons bien 
entendu, nous avons vu 
les arbres plonger dans l’eau. 

Les étoiles se cherchent 
des yeux dans le ciel 
écorché par les odeurs 
d’hier, affamées de couleur. 
Les nains & les ratés 
me cherchent des poux 
dans la tête. Ils en seront 
pour leurs frais, le silence 
regarde les couleurs pleurer. 

La fumée & ses larmes 
de cristal s’allongent 
sur les décombres, 
repeuplent le monde. 
Le retour de l’indigo 
nous rend au vent 
du large, et nous parlons 
Roc & Eau, Os & Sang, 
nous parlons à tire d’ailes 
et nos regards se brisent. 

La nuit se déploie. 
Fatigue immense 
comme le ciel, 
kilomètres de grimaces 
empêtrés dans le linge 
des fantômes, des histoires 
à dormir debout, gémissant 
sous le marteau des mots. 

Sur la corde raide 
des mecs se défoncent 
avec du corail noir. 

Échappé d’un rêve 
après avoir fumé 
sur l’herbe crucifiée 
par les larmes gelées. 

Le vent prend d’assaut 
les rues, s’engouffre 
dans un brasier de veines, 
larmes acides rongeant 
le temps, rongeant la vie, 
le temps s’enfuit, 
l’amour s’ensuit, 
être une vague 
qui se brise, 
tout est réel, 
splendide, dur, vrai, 
c’est pourquoi 
il fait si froid.

Claude Pélieu, Indigo Express


Claude Pélieu, né en 1934, mort en 2002, est aujourd’hui reconnu par une frange importante de poètes, écrivains, musiciens actuels comme un grand initiateur, un passeur, un ouvreur de mondes possibles. Apparu dans le paysage littéraire français de façon brutale et inattendue avec le fameux Cahier de l’Herne Burroughs/Pélieu/Kaufman en 1968, il a publié à l’époque plusieurs livres mythiques dont Jukeboxes et Tatouages mentholés et cartouche d’aube, directement en poche (10/18) dans les années 1970. Seul poète français embarqué dans l’aventure beat, ami de Burroughs, Ginsberg, Kaufman, Corso, Neal Cassady, Tim Leary et bien d’autres, il a côtoyé et traduit en français la plupart des auteurs de la Beat Generation. Son premier recueil, Automatic Pilot, fut symboliquement publié conjointement par la librairie City Lights et les Fuck You Pressd’Ed Sanders, directement en anglais, en 1963.

Propos extraits de UN AMOUR DE BEATNIK – Lettres et textes à Lula-Nash (1963-1964), par Lu Pélieu

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