
INDIGO EXPRESS
La couleur soulève
les montagnes, déplace
les océans, remue
les cieux.
La couleur sur le verglas
noir bénit le passager
de pluie, rebâtit
le paysage, débris calcinés
d’une époque qui n’a pas
existé, la couleur s’étend
sur chaque ville,
charriant cris & rires,
aspergeant tout, puis
s’en retourne aux yeux de tous
dans le lit
défait du ciel.
Les romans-photos
grouillent de pensées
sombres & cruelles.
Le lac gelé sait
que la lumière
possède une ombre.
Une grêle d’or tombe
avant la fin du jour.
Une masse blanche
de musique se perd
derrière l’horizon
non sans raison.
L’écume de mer
mouchetée de fiction
nous dit qu’il ne reste
que des mots, des nuages
d’encre, des kilomètres
de bandes magnétiques,
rien que des mots
où brillent mille figures,
mille images donnant
sur la lumière crue.
Jonquilles & fougères,
cartes-postales & photos
à perte de vue, ormes, hêtres,
noyers, érables, peupliers,
buis, houx, platanes, sapins,
chênes, saules, et l’ombre
repue des bruits de la rue
traverse le ciel clouté
d’étoiles de mer.
Smog opaque. Essaim
de figures noires
collées sur l’asphalte.
Villes paralysées
dans le flou, et des gens
qui attendent, quelqu’un,
quelque chose, n’importe quoi,
des gens agités de tics,
malades, dans les vapes.
Faubourgs & banlieues
se dissolvant
dans le brouillard rugueux.
Douleur sournoise, métallique,
le froid noir entre
dans les corps des junkies
& des poivrots grelottant
contre les palissades
éventrées, au bord
des terrains vagues,
au bout de la nuit.
Les voitures de patrouille
ne s’arrêtent même plus.
Feux de position
& gyro-phares trouant
le brouillard jaune.
La Banque du Cerveau
infestée d’informations
explose, j’enregistre
dans la nuit glacée,
derrière l’écran.
J’aime rire, boire,
manger, fumer, planer,
j’aime me faire peur
dans le taillis de nerfs,
défaire le vide, étayer
la lumière blonde.
Le silence & la noirceur
nourris d’asphalte
& de drogue masquent
les gens qui attendent
au coin de la rue.
Partir alors, se fixer
dans une zone
où il ne se passe rien,
où les gens vont et viennent
comme si de rien n’était,
parce qu’ils n’ont pas
trop souffert.
Il y a des gens
qui ne savent pas
d’où ils viennent,
parce que attendre
c’est loin.
Le temps lourd gris
pris dans les Sargasses
du demi-sommeil,
les fleurs sauvages
éclatent en sanglots.
Par temps de pluie,
sur un lit d’iris
& de violettes je m’endors
dans la prison du jour
que le gel fend.
Il n’y a plus d’énigme.
Les pierres noires
& blanches roulent
à tombeau ouvert
dans l’écarlate.
L’arc-en-ciel
éclaboussé de fumée,
d’eau & de vent,
se jette par la fenêtre.
Les plumes vertes
des sapins parfument
l’air froid, la neige
tombe amoureuse
des flammes.
Il n’y a pas de témoins
innocents, les mondes
changent, la poésie
aussi entre ces murs
de bois, de pierre
& d’eau, le temps
efface la douleur,
le chagrin, et brûle
les morts.
La poésie naît
dans cette forêt
de battements de cœur,
et soutient le rythme
de la planète souillée
de beauté & de désespoir,
voisine du ciel.
Mais rien ne va plus,
les mauvaises augures
poussées par le vent
s’entassent sur la plage,
et décrivent un monde
froid, glacé, plus lourd
que l’air.
Être une vague.
Nous avons bien entendu,
et nous savons où
nous entraînent les regards
des filles & des fleurs
ouvertes, nous avons bien
entendu, nous avons vu
les arbres plonger dans l’eau.
Les étoiles se cherchent
des yeux dans le ciel
écorché par les odeurs
d’hier, affamées de couleur.
Les nains & les ratés
me cherchent des poux
dans la tête. Ils en seront
pour leurs frais, le silence
regarde les couleurs pleurer.
La fumée & ses larmes
de cristal s’allongent
sur les décombres,
repeuplent le monde.
Le retour de l’indigo
nous rend au vent
du large, et nous parlons
Roc & Eau, Os & Sang,
nous parlons à tire d’ailes
et nos regards se brisent.
La nuit se déploie.
Fatigue immense
comme le ciel,
kilomètres de grimaces
empêtrés dans le linge
des fantômes, des histoires
à dormir debout, gémissant
sous le marteau des mots.
Sur la corde raide
des mecs se défoncent
avec du corail noir.
Échappé d’un rêve
après avoir fumé
sur l’herbe crucifiée
par les larmes gelées.
Le vent prend d’assaut
les rues, s’engouffre
dans un brasier de veines,
larmes acides rongeant
le temps, rongeant la vie,
le temps s’enfuit,
l’amour s’ensuit,
être une vague
qui se brise,
tout est réel,
splendide, dur, vrai,
c’est pourquoi
il fait si froid.
Claude Pélieu, Indigo Express
Claude Pélieu, né en 1934, mort en 2002, est aujourd’hui reconnu par une frange importante de poètes, écrivains, musiciens actuels comme un grand initiateur, un passeur, un ouvreur de mondes possibles. Apparu dans le paysage littéraire français de façon brutale et inattendue avec le fameux Cahier de l’Herne Burroughs/Pélieu/Kaufman en 1968, il a publié à l’époque plusieurs livres mythiques dont Jukeboxes et Tatouages mentholés et cartouche d’aube, directement en poche (10/18) dans les années 1970. Seul poète français embarqué dans l’aventure beat, ami de Burroughs, Ginsberg, Kaufman, Corso, Neal Cassady, Tim Leary et bien d’autres, il a côtoyé et traduit en français la plupart des auteurs de la Beat Generation. Son premier recueil, Automatic Pilot, fut symboliquement publié conjointement par la librairie City Lights et les Fuck You Pressd’Ed Sanders, directement en anglais, en 1963.
Propos extraits de UN AMOUR DE BEATNIK – Lettres et textes à Lula-Nash (1963-1964), par Lu Pélieu